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DENIS MALARTRE
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Éléments pour un manifeste (1988)
Autoportrait - 1980
Ces notes n’ont pas de fonction précise. Elles sont un peu nonchalantes ; ce n’est ni un essai, ni un travail universitaire. Elles ont été écrites entre mes séances de prises de vues. Elles n’ont pas fatalement de rapport direct avec les images. Ces texticules signalent qu’une image, pendant qu’elle existe sur une surface sensible, est une somme... Un conglomérat de pensées, de réflexions, de théories diverses qui ne se synthétisent pas forcément dans une photographie mais s’y inscrivent dans les marges, y sont un peu les grands fonds marins par quoi l’écume est rendue visible.
1. Jacques Lacan dit dans une émission à la télévision qu’on pose une question quand on connaît la réponse. Finalement le vulgaire (c’est-à-dire moi) ne retiendra de lui que les petites notes de philosophie quotidienne et non l’essence de sa pensée, comme trop souvent on fait des penseurs. Des mots aussi qu’on peut utiliser dans l’amour... En toi plus que toi.
2. Henri Cartier-Bresson. Il s’avance vers nous avec la stature un peu énervante d’un père incontournable dont on aurait tort de se dispenser car il est l’inventeur de la photographie moderne. Les images à là sauvette travaillent le banal, rencontrent le quotidien. Il fallait que quelqu’un l’invente. Toute sa carrière est traversée par deux mondes. Le premier, son univers original, est celui de la spontanéité, de la rencontre imprévue qui fait des images agitées, immédiates (souvent bougées), d’une construction sensible et rapide (une vitesse dans ces images) ; le second, son univers appris, disons cultivé, classique, où le contrôle du cadre, les valeurs léchées, la pure hiérarchie de la chambre noire, la profondeur de champ, bref la maîtrise, prédominent. Une manière trop Renaissance pour être tout à fait honnête.
2 bis. Après H.C.-B. (au regard de la chronologie), il y a Robert Frank. En fait, il est en tête dans mon cœur. D’abord, il invente la subjectivité par delà les objets et les espaces. Il montre que la photographie n’a rien à montrer. Il trouve des images mentales. Il accumule des matières, des mots, des gestes. Il introduit le langage, donne un corps à la photographie qui est trop souvent une surface glacée. Dans Photo-Poche, je regarde le 56, Mabou. Nouvelle Ecosse et le 63, Mabou, 1981. On est tenté de dire « enfin ! » A partir de lui tout est devenu possible. Be happy.
3. Les phrases, tout comme les photographies, doivent servir à quelque chose. Pour les phrases, c’est plus facile. Il suffit de les prononcer d’un air entendu. Les images, elles, doivent respirer silencieusement en nous. Elles sont utiles à quelque chose, mais personne ne saurait dire à quoi. « Tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison ».
4. Avant H.C.-B. et R. Frank, il y a la préhistoire. Émouvante ! Talbot, Carjat, Nadar, Steichen, Weston... J’aime beaucoup aussi L’étang gelé d’Emerson (1888). Au fond je les aime tous, ceux qui regardent par le trou de la serrure. Ils ouvrent l’espace de la lumière. Toutes ces photos qui décrivent notre histoire. Maintenant qu’il y a la télévision, la description de la nature est inutile et banale. La photographie ne peut plus appartenir au monde narratif (on raconte des histoires aux enfants dans le but de les endormir : d’une part on n’est plus des enfants, d’autre part on n’a pas envie de dormir). La réalité qui suinte du petit écran n’a bien sûr aucune spiritualité. Il semble que l’esprit soit devenu le domaine des peintres (photographes compris ?) et des musiciens. Rothko, Messiaen, comme auparavant Chardin, Bach, chez qui l’abstrait est au service d’une illusion suprême. La fugue avec sa construction en précipice ascensionnel emmène jusqu’à Dieu. La trace du pinceau dans le reflet d’un fruit, d’un bocal d’olives, les transparences de couleurs qui ne sont à courte distance que des traces, de la matière picturale, se transforment plus loin en objets sensibles, si gustatifs et réels qu’il faut croire aux miracles. Ici l’abstraction fait saliver.
5. Pour Patrick Toth, c’est l’expérience qui compte. Une sorte de pratique perdue, mais nous en sommes peut-être tous là. Faire, défaire... Parfois, il est trop dans la provocation, la dérision, variations années 60 de l’art (Ecole de Nice), mais enthousiasmantes pour la photographie qui est assez rétro. Ses images se raréfient jusqu’à devenir des sortes de sculptures. Et puis c’est un ami. De mon âge, de ma génération. Sa solitude affirmée, sa fuite du parisianisme, forme nouvelle du provincialisme mondial. Mais où est la capitale ? Où sont les capitales de l’art ? Dans l’âme de certains. Plus dans des écoles, même plus dans des pratiques.
6. Richard Avedon. Pas son dernier livre, catalogue de gueules tordues des Amériques, caricatures plutôt impersonnelles. Son livre précédent, Portraits, de 1976... Flaherty, Marilyn Monroe. Robert Frank (par hasard ?), Oscar Levant, Jasper Johns, j’en passe... Je suis fasciné par le grain... de la peau, des vêtements. Et la lumière dans les yeux. Il y a une relation directe entre eux et moi, comme si Avedon n’existait pas ; conception très hollywoodienne d’une fiction qui cache ses ficelles. Profondeur de champ faible... La chemise floue d’Henri Miller, émouvante partie qui n’entre qu’à peine dans la conscience.
7. Les plus grands peintres (à mes yeux) ne s’appuient pas sur un dessin pour peindre. Chardin, Greco, Cézanne... Les photos les plus figées de H.C.-B. sont issues de ses fantasmes de dessinateur, et ses dessins m’ennuient. Ou alors il devrait dessiner avec la couleur elle-même, la jeter sur le papier (Pollock). Non pas ce trait néo-fauve, maniéré... liés artiste du dimanche. Pourquoi pas jeter du révélateur sur la feuille, jeter la feuille à la poubelle, jeter la poubelle à la décharge et attendre les archéologues ?
8. Wölfflin : « Le désordre pittoresque veut que la représentation des objets en eux-mêmes ne soit pas totalement claire, mais soit en partie voilée. Le motif du voile est l’un des motifs les plus importants du style pittoresque. Celui-ci est très conscient du fait que tout ce qui peut se laisser saisir complètement du premier coup d’œil est ennuyeux dans un tableau... Les objets sont poussés les uns devant les autres, ils ne ressortent qu’en partie, excitant au plus haut point l’imagination à se représenter ce qui est caché ». Au lieu de pittoresque il vaudrait mieux dire pictural, pour la discontinuité du dessin, l’ouverture des formes, la matière gestuelle... C’est écrit en 1888. Je voudrais trouver du pictural dans la photographie, et cela sans artifice, sans cuisine. Peut-être dans les fonds, ou dans la chemise floue d’Henri Miller.
9. Diane Arbus. Une passion éperdue pour les gens. Une sympathie véritable au sens étymologique du mot... Souffrir avec.
10. Bettina Rheims. Jeune photographe dont on parle beaucoup en ce moment. Elle ne met pas en cause l’appareil photo. Elle l’utilise comme tout le monde. Mêmes cadres, mêmes lumières, depuis un siècle et demi. Infiniment criticable. Pourtant ça marche bien. Belles images. Présence du sujet. Preuve qu’il n’y a aucun dogme possible, que la justesse d’une image dépasse toutes notions théoriques, tout bavardage sur l’académisme, la modernité, etc. Il n’y a qu’à faire, et cela n’importe comment. La vérité traverse tous les systèmes. C’est cela, sans doute, qu’on appelle le talent. Cela incite à l’humilité. A chaque fois qu’on cherche une vérité théorique, une pratique vient la démentir, un contre-exemple apparaît. Preuve peut-être qu’une âme existe au-dessus des réalités de l’esprit.
11. Le plus beau H.C.-B. Messe de minuit à Scanno dans les Abruzzes, Italie, 1953. Page 101 du Henri Cartier-Bresson Photographe.
12. Que dire de Witkin ? Il consacre l’implosion de la photographie. Très belles couleurs de noirs et gris. Univers sombre que je n’aime pas profondément. Sa manière, oui, sa violence, oui. Peut-être trop romantique, trop clair-obscur, sa culture appuyée (citations de Goya, Miró, Picasso, Canova). Je suis réticent et admiratif. Très impressionnant, le petit gnome de Counting lesson in Purgatory, 1982.
13. Je voudrais une tension décroissante, une figuration du calme avec une sorte de matière en peau de pêche. Une image penchée sur son devenir. Le monde ne serait pas clos, mais entrouvert. J’aime le carré parce qu’il est en repos justement. Il ne tire vers aucune action. Seul un signe tente une élévation. Le gris est son âme. C’est une surface.
14. La photographie n’est que de la chimie. La chambre noire était utilisée au XVe siècle. C’est pourquoi nous sommes les héritiers de la Renaissance.
15. En 1986 je suis allé à New York. Voyage ordinaire de nos jours. Pour moi cela a tout changé. J’y ai croisé la correspondance entre la ville et Barnett Newman, Rothko, Clyfford Still. Bien sûr je les connaissais avant mais je n’en comprenais rien sans avoir vu la ville. Il est bizarre de constater que l’abstraction (en l’occurrence abstraction mystique) trouve ses fondements dans la nature. Presque comme des impressionnistes. Même Jasper Johns est très naturaliste. Description des murs, du bitume... Cartes de géographie, cibles, chiffres, mots, etc. La verticalité du World Trade Center dans Newman (ou n’importe quel autre immeuble, car il n’a pas vu celui-là), Frank Stella et ses lignes en abîme des immeubles ou ses formes géométriques découpées dans des tôles à la manière des enseignes (Pepsi-Cola, pompes à essence).
15 bis. On a déjà évoqué les nuages comme source d’inspiration formelle pour Sam Francis. Il était dans l’U.S. Air Force pendant la deuxième guerre mondiale.
16. Le plaisir de l’abstraction ne peut néanmoins provenir des reconnaissances qu’on en fait, des analogies avec le réel. De ce point de vue il en va de même pour la figuration. Ce n’est pas la ressemblance. Alors quoi ? Le mystère, l’aspect initiatique ? La rencontre de l’esprit ? Cela heurte mon matérialisme.
17. Doisneau, Brassaï, Ronis, Koudelka, Kertész. Quelques photographes peu connus : Charbonnier ou Tony Ray-Jones. Trop de monde, trop de traditions, je suis obligé de m’en débarrasser, trop français aussi. Maintenant on espère briser les frontières, les taux de change, les politiques nationales... Souvenirs de l’Europe du XVIIe siècle. Copernic écrit à Galilée. Somme scientifique réunie par la Royal Society de Londres, mise en commun du savoir au milieu des guerres, des querelles religieuses (Pascal trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic). Tous ces photographes donc, livrent leurs images au monde, livrent leur tendresse à notre compréhension commune. La jouissance est partagée. Cela se fait dans l’atmosphère de l’enfance... Une narration où aucun concept n’interfère. C’est la première fonction de la photographie, lorsqu’il n’y a aucun hiatus entre l’usage et la conception ; la jouissance seule, comme pour les icônes peut-être.
18. H.C.-B. (encore lui !). « En quoi consiste un reportage photographique ? Parfois une photo unique dont la forme ait assez de rigueur et de richesse, et dont le contenu ait assez de résonance, peut se suffire à elle-même ; mais cela est rarement donné ; les éléments du sujet qui font jaillir l’étincelle sont souvent épars : on n’a pas le droit de les rassembler de force, les mettre en scène serait une tricherie ; [Pourquoi pas ? Le photographe passe son temps à mettre en scène] d’où l’utilité du reportage ; la page réunira ces éléments complémentaires répartis sur plusieurs photos ». Ce qui fait qu’en 47, il expose trois cents photos au Museum of Modern Art de New York, puis quatre cents au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 1955. La photographie était alors boulimique. Je rêve d’une exposition avec une seule photographie (ou deux, pour satisfaire les curieux).
19. Alexey Brodovitch. « Pour examiner les photos durant les cours, nous les faisons d’abord passer de main en main pour que chacun les connaisse, puis nous en discutons sous l’angle de la nécessité à trouver une manière de voir inédite et une orientation personnelle ». Il vaudrait mieux essayer de voir comme tout le monde. C’est cela qui serait vraiment singulier. Se voir dans l’œil du monde.
20. « Qui veut se donner à la peinture doit commencer par se faire couper la langue ». Matisse. Et pourtant, il écrit. D’où vient que l’on a souvent envie de faire ou dire le contraire de ce qu’on a fait ou dit ? La pensée est-elle à ce point imprécise ? Quand j’affirme quelque chose, j’ai envie d’essayer le contraire. Il y a peut-être là un refus du langage tout entier, mais un refus larvé, non maîtrisé. De même, quand je fais une photographie, j’ai envie d’en faire une autre qui serait d’une certaine manière le contraire de la précédente, ce qui ruine toute tentative de cohérence. C’est si facile de faire une photo. Faut-il privilégier l’expérimentation ou la création continue vers la recherche d’un point nodal ? Par ailleurs Matisse a raison. On devrait se taire quand on fait des images. Mais j’ai peur que l’image soit trop silencieuse.
21. Décider d’écrire c’est tout à coup décider que mes photographies ont une « place sur la Terre ». Sans l’écrit, elles n’accèdent pas tout à fait à une valeur. Elles doivent être accompagnées des pensées d’où elles proviennent car elles ne tombent pas du ciel. Cela ne leur octroie pour autant aucune nécessité particulière. Elles sont, voilà tout. Il faut qu’on l’accepte.
22. Une photographie est peut-être égale à une reproduction de peinture dans un livre. Elle est une peinture un peu refroidie. Elle est du même coup plus proche du concept. Elle aura dans l’avenir de plus en plus d’aisance à se faire valoir comme tel. La magnifique gamme de ses gris lui donne aussi l’allure austère d’une pensée. D’une pensée... Pourvu qu’elle y arrive !
23. Tout art ne peut guère parler que de lui-même. C’est pourquoi la forme prend tant de place au détriment de la narration (du fond). C’est de cette forme que le sens apparaît. Il provient de la construction. le mode de fabrication, la qualité de la trace picturale, la chimie, la sonorité, bref les signes. Et que faire d’autre ? Est-ce que quelqu’un s’intéresserait aux circonstances de la mort de Sardanapale ? Je bavarde sur une idée déjà bien acquise. Cependant il semble que la photographie ait échappé à ce mouvement d’idées ; elle est d’apparence trop naïve, souvent trop simplette.
24. J’aime les accidents d’une image, tout ce qui excède la maîtrise technique. Une tache de développement, une ombre inattendue, etc. Et la surprise devant ce que je n’avais pas prévu. C’est là que la vie vient se loger. Paradoxalement la maîtrise de l’image procède beaucoup de cette attention à ce que Raúl Beceyro appelle « erreur » dans son essai sur H.C.-B. à propos de la photographie Paris, les provisions du dimanche matin, rue Mouffetard. 1954. Et c’est cette erreur, je préfère le mot accident, qui constitue l’impact d’une image et donne au sens un aspect trouble. C’est, en somme, la pénétration de l’inconscient qui vient troubler ce que le conscient croyait si facile à dire. C’est la trace de l’homme et non l’homme lui-même, un voile devant des yeux trop clairs. » Au lieu de montrer un résultat, elle (il s’agit de la photographie avec ses erreurs) montre un processus, au lieu d’une œuvre, une structure ». Il convient de dire que tout accident est attendu, que tout accident est volontaire.
25. Un mot du travail d’August Sander et de son catalogue de types sociaux qu’il considère comme symptomatiques de l’Allemagne du début du siècle. Il arrive à tordre littéralement la photographie et l’utilise tout à fait comme si elle était un langage dans lequel l’image est un mot, la série d’images, soigneusement rangées par catégories, une phrase. Bien sûr une photographie est plus riche qu’un mot, elle contient un ensemble de signifiants plus complexes où chaque élément de sens a tendance à s’échapper (vêtements des sujets, attitudes devant la caméra, objets, nature du paysage, etc.). C’est une des rares œuvres photographiques tout entière tournée vers l’espoir d’une démonstration (douteuse cependant). Les masques des visages sont impassibles. Ils ne portent pas en eux-mêmes la force de l’image. L’idéologie de l’œuvre apparaît à la longue. Témoin cette note en préface de son livre Hommes du XXe siècle : « (...) d’où sa conviction que les assassins avaient des caractéristiques physionomiques précises. Un jour, il alla jusqu’à publier le portrait d’un homme de moralité irréprochable accompagné de la mention “type de criminel”... Il fournit à l’éditeur de Stuttgart Theodor Benzinger quelques portraits qui devaient prendre place au milieu de quarante-huit photographies pour l’éducation du peuple allemand ». Il n’avait pourtant pas de sympathie pour les nazis. C’est toujours fasciné que j’examine ce livre.
26. Les photographes se réveillent lentement (paresseusement) de quinze ans de bonheur (1970-1985). Toute la société leur a ouvert ses portes, ses galeries, musées, magazines. De nouvelles naissances ont été enregistrées à la faveur de ce boom (Viva, Contrejour, Vu, etc). Découvrant la futilité de la photographie (je veux bien qu’elle ne soit qu’apparente), son naturalisme, cette société se détourne maintenant d’eux. Il va falloir montrer que la photographie mérite un meilleur sort.
27. Je reviens sur l’accident. L’accident peut se nommer aussi hasard. Et tous les photographes parlent du hasard, ont l’impression vague que la réussite d’un nuage ne dépend pas vraiment d’eux mais d’une combinaison de circonstances, comme si en eux (en nous) une force œuvrait. Matisse dit qu’en travaillant il croit en Dieu. « Quand je suis soumis et modeste, je me sens tellement aidé par quelqu’un qui me fait faire des choses qui me surpassent ». « En art la vérité, le réel commence quand on ne comprend plus rien à ce qu’on fait, à ce qu’on sait », et aussi désignant sa main comme un autre lui-même : « Si j’ai confiance en ma main qui dessine, c’est que pendant que je l’habituais à me servir, je me suis efforcé à ne jamais lui laisser prendre le pas sur mon sentiment. Je sens très bien lorsqu’elle paraphrase, s’il y a désaccord entre nous deux : entre elle et le je ne sais quoi en moi qui paraît lui être soumis ».
L’accident, le hasard est un autre en moi-même que je cherche à soumettre. Lutte extravagante. C’est rarement de la conscience qu’une image peut naître. Elle se forme à la conscience après coup. Il faut donc, pour que l’image vienne, qu’elle sorte d’un ailleurs, c’est-à-dire hors du conscient, hors de l’œil. Paradoxale photographie des objets que l’on n’a pas vus. Nous regardons dans le viseur et ne voyons rien. Ce fait se trouve renforcé par les appareils Reflex qui au moment du déclenchement occultent le viseur par la remontée du miroir. Ce qui est une réalité, gênante au début, puisqu’elle contredit l’idée de voir, de saisir à la sauvette, mais plus réelle si l’on comprend bien cette absence de saisie par le recours à l’impondérable habileté de l’inconscient. Cependant cet inconscient a la faculté d’être reproductible.
Les grands artistes sont à l’origine de nombreux chefs-d’œuvre, preuve qu’il y a quelque part en eux la possibilité de contraindre le hasard, de soumettre la main à la répétition accidentelle de faits de génie. Tout cela finit par faire un embrouillamini, dans lequel il est difficile de savoir qui travaille. Moi ou moi ?
28. Cet écrit prend valeur de protestation... Contre ce qui est, pour ce qui n’est pas. Il veut montrer que la photographie aussi est porteuse d’académisme. Il rejette ce qu’on appelle qualité, professionnalisme (qui est aussi ennuyeux que l’esprit d’entreprise, la bourgeoisie...). Il cherche à expliquer un plaisir autre (même si ce n’est que borborygme) plutôt qu’acquérir le savoir-faire des autres. Il ne prendra réellement forme que dans les photographies, dans cet espace classique que je cherche à troubler, que je cherche à faire jouer comme un espace binoculaire où les plans et les signes se trouvent en mouvement, non pas sous la forme d’une illusion cinétique, mais dans l’appréhension des défaillances d’un système optique au fond moins figé qu’il n’y paraît.
29. Une photographie est constituée par un fin réseau de grains. J’y suis sensible. C’est le pigment de l’image, l’enveloppe par quoi il est nécessaire de passer pour la toucher, la connaître. Il en est le constituant fondamental, absolument abstrait. Sa présence empêche une description littérale ; il transpose et tue la narration réaliste. Il met à valeur égale les objets et les ombres, détruisant toute hiérarchie. Chaque grain a le même statut illusionniste.
30. Je suis à la recherche d’une méthode critique efficace. Ne la trouvant nulle part, je me réfugie dans l’admiration de pensées absolues. Par exemple le numéro 233 des Pensées de Pascal, le fameux Pari où les qualités de raisonnement, sa logique, deviennent une sorte de vertige. Et sa pensée toute seule devient le spectacle et non pas le fond du débat (existence de Dieu, vie dévote, ascèse au cas où la raison – plutôt la volonté – l’emporterait sur le réel, je veux dire l’absence de Dieu. C’est moi qui interprète). C’est la gymnastique spirituelle qui est si prenante, la qualité de la langue, comme une image est belle de ce qui la constitue plus que de ce qu’elle veut nous dire. Je rêve donc des images qui fixeraient des raisonnements si purs, comme si un lien pouvait se faire entre une pensée, une logique, et une image qui en découlerait. Par exemple, je suis troublé par les moines Cisterciens qui, à la suite de Saint Bernard, ont nié l’art et toute représentation du monde parce qu’ils jugeaient que l’Eglise, par ses débordements de luxe (le gothique), donnait une image trop riche, trop écrasante de Dieu. Ils ont fui ce monde, se sont retirés dans des monastères qu’ils ont construits à l’image de cette idée, c’est-à-dire à dimension de l’homme, sans décoration, sans sculpture, sans portail, avec seulement la pierre anguleuse, des proportions architecturales simples. Cependant, il est troublant de sentir à quel point cet espace est chargé d’une âme religieuse, d’une dévotion réelle, d’une beauté d’autant plus grande qu’elle est dépouillée, austère. C’est-à-dire qu’en proférant une négation radicale de l’art , ils ont construit peut-être les plus belles œuvres d’art du Moyen-Âge.
31. Le peintre a besoin, pour réaliser son intention, de couleurs, de crayons, etc. De tout un arsenal technique, de toute une science. Pour le photographe, il suffit de laisser entrer un peu de lumière dans la boîte et tout est dit. C’est là sa supériorité.
32. J’ai beau chercher, je ne trouve finalement aucun photographe que je puisse défendre corps et âme. Ce n’est que partiellement que je trouve mon bonheur. Ce n’était pas le cas il y a quinze ans lorsque j’ai commencé à photographier. La découverte de l’image s’appuyait sur des certitudes qui m’étaient dictées par l’Histoire que je ne pouvais mettre en question. J’y trouvais, au fond, plus de bonheur. Il me suffisait de copier, de tenter de me hisser au niveau de ces maîtres qui m’attiraient dans leur monde. Ce n’est pas la volonté de me singulariser qui me pousse sur d’autres chemins. Je me moque un peu d’être un individu particulier, différent, voire unique. Je suis beaucoup plus admiratif de la vie des fourmis, des abeilles, des colonies animales où chacun trouve une place qui semble écrite d’avance. La sécurité d’une loi est plus belle à mon sens que l’immodestie des destinées individuelles, des égarements créateurs. Mais cela se passe en moi à un autre niveau, tout à fait incontrôlé, où l’imitation des autres me plonge dans le malaise. C’est comme si tous ces chemins d’artistes étaient dirigés vers la recherche d’une vérité unique qui se renouvelle à chaque époque, et que cette vérité, chose impalpable et vénérable, avait un goût impérieux, nécessaire, sans qu’il soit possible d’en connaître la nature ni le fondement. Voué moi aussi à cette idée, cette recherche presque comique (tant il est vrai que les nécessités venues de si haut semblent comiques), je me trouve là, dans le champ des images, stupide et intimidé, espérant une découverte tangible que je pourrais partager avec d’autres, qui serait sûrement plus près de la jouissance que de l’austère image d’un Dieu, fût-il l’art lui-même. Cependant la tradition m’est indispensable. Je ne puis couper toutes les racines, éliminer d’un trait les figures qui font ou ont fait la photographie. Il y a sûrement quelque part en elles mes fondations et beaucoup de mon plaisir.
33. Station de radio. Entretien avec Jackson Pollock :
« Donc, chercher délibérément un sens ou un objet connu dans une peinture abstraite empêcherait immédiatement de l’apprécier comme elle devrait l’être.
J. P. : Je pense qu’on devrait en jouir comme on jouit de la musique. Après un moment, on aime ou on n’aime pas. Après tout, est-ce si important ? J’aime certaines fleurs et d’autres non. Je pense qu’au moins la peinture donne... Au moins donnez-lui une chance ».
34. Lorsque tout cela a commencé (ces photos 6x6, ces carrés dénudés) en octobre 86, j’étais pris par une espèce de haine, de dégoût de la photographie telle qu’elle se pratique ; par la haine de ce regard maniaque sur le monde, ces ratiocinations formelles de corps malhabiles, en un rectangle composées. Ce sentiment n’est plus si virulent. Ce qui me permet de voir mon travail non plus comme une révolution, mais une étendue nouvelle pour une pratique nouvelle. Je suis conduit vers la prise de conscience, y apercevant des découvertes purement plastiques, voyant çà et là un espace en mouvement (qui avance, recule puis se met à plat), voyant aussi l’évolution des valeurs (les gris viennent en avant , les blancs s’éloignent). Je m’attache à des données infiniment simples qui ne sont pas, bizarrement, dénuées d’émotion. Au fond, c’est seulement maintenant que j’ai l’impression de commencer à comprendre le monde photographique comme un monde plastique et non plus comme un monde descriptif, où la photographie serait enfin, comme le dit Godard, « juste une image et non une image juste ».
Denis Malartre
Ces textes, accompagnés de quelques photos,
ont été publiés confidentiellement en 1988 (sous le même titre)
à l’occasion d’une exposition.
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